Migrations et traductions

Marc Toutant & Elif Becan

La question transverse intitulée « Traduction et Migration » englobe des réflexions et des recherches liées aux multiples formes de circulation, qu’elles soient matérielles ou immatérielles. Sont ainsi concernées les circulations des personnes, des textes, des objets, mais aussi des langues, des pratiques et des savoirs. Il s’agit de se concentrer sur les expériences, les représentations et les interprétations d’une mobilité qui s’incarne dans des processus politiques, sociaux et culturels pour parvenir, en retour, à une meilleure compréhension de ces phénomènes.

Concrètement, du point de vue de la traduction, sont examinées les formes de circulations linguistiques qui nous informent sur le fonctionnement des administrations. L’étude des bureaux de traduction (tercüme odası) permet d’appréhender le fonctionnement de l’administration ottomane, de même que l’analyse du profil des drogmans nous renseigne sur l’activité des consulats italiens dans l’empire.

Inscrite au fondement de la circulation des savoirs, la traduction fait également office de focale privilégiée pour examiner des dynamiques historiques plus amples. C’est par l’étude d’outils destinés aux lexicographes des cours mogholes, safavides et ottomanes, que l’on projette d’accéder à de nombreuses réalités sociales et culturelles jusqu’ici inexplorées des sociétés centrasiatiques. De la même façon, l’analyse des politiques de traduction dans la Turquie républicaine est une incitation à aborder autrement le processus de patrimonialisation des disciplines académiques en Turquie.

Enfin, s’agissant de la circulation des pratiques linguistiques, la traduction comme point d’entrée de l’investigation permet de poser dans des termes nouveaux la question des rapports entre langue et politique. On a ainsi envisagé de se pencher sur les pratiques de traduction des contributeurs au journal officiel ottoman dans les années 1830 pour comprendre les principes de la formation d’une nouvelle langue politique. Comment des concepts relevant de la « modernité politique » tels que « nation », « droits de l’Homme », ou « démocratie représentative » ont-ils été transférés en turc ? Dans un même ordre d’idées les innombrables emprunts lexicaux que le turc fait au français dans les années 1930, dans un contexte de turcisation de langue, invite à interpréter le passage de l’ottoman au turc comme la traduction (au sens figuré et au sens propre) d’un mouvement de bascule de la société turque vers l’Europe.

Du point de vue des migrations, s’engage une réflexion sur les frontières qui mettent en place un espace stratifié et des codes. La migration — soit la circulation de personnes sur un territoire national ou entre États — définit un espace qui n’est plus un ensemble de lieux séparés par des distances fixes mais une stratification, aux contours variables dans le temps et selon les individus, qui est elle-même le produit complexe de stratégies de mobilité.

L’étude de la circulation des personnes permet ainsi d’interroger le rôle joué par les migrants dans la fabrication d’imaginaires territoriaux : comment les territoires sont-ils informés par la migration ? Inversement, comment travaillent-ils la migration ? Le travail de cartographie (graphique ou textuelle) des trajectoires s’opère à différentes échelles (régionale, nationale ou supranationale) et à différentes époques. L’analyse des itinéraires terrestres et maritimes en Méditerranée ouvre des perspectives sur l’interprétation d’un espace migratoire comme champ des possibles pour les individus. La cartographie des mobilités permet également d’envisager des géographies transimpériales et transnationales. A l’échelle de l’espace littéraire bulgare, c’est toute une cartographie des migrations textuelles qui se laisse par exemple dessiner.

L’analyse de la circulation des personnes permet également de questionner les pratiques liées à l’extranéité et à la nationalité. Les entraves aux circulations physiques construisent un interdit territorial qui affecte les statuts des personnes et leurs représentations. Les recherches que l’on souhaite mener dans cette perspective s’intéressent aux représentations de l’étranger dans l’aire turque, balkanique, centrasiatique et caucasienne.

Enfin, les problématiques liées à la circulation des objets permettent d’aborder l’échange marchand sous toutes ses dimensions, y compris illégales et informelles. Les implications territoriales de ces questions seront plus spécifiquement abordées dans les contextes turc et irakien.

Axes principaux : la cartographie des mobilités, l’étude des traducteurs au travail,les pratiques de l’extranéité et de la nationalité, les rôles culturels et politiques de la traduction, l’échange marchand et ses territoires.

L’affiliation de certains chercheurs au département « Global » de l’Institut Convergences Migration (IC Migrations) permettra d’inscrire ces différents axes dans une approche résolument globale.